Réflexions croisées sur la pratique du peau à peau après un accouchement

La pratique du peau à peau après la naissance est aujourd’hui largement répandue dans les maternités. Ses bénéfices pour le nouveau-né et ses parents sont bien documentés : meilleure adaptation à la vie extra-utérine, soutien à l’allaitement maternel, renforcement du lien affectif, réduction du stress… Pourtant, comme tout acte médical, elle n’est pas exempte de risques. Des accidents graves, bien que rares, ont été rapportés, soulevant des questions à la fois médicales, organisationnelles et juridiques.

C’est dans ce contexte qu’un jugement récent du Tribunal administratif d’Amiens (30 avril 2025), relatif à un accident médical survenu lors d’un peau à peau pratiqué en 2012, vient éclairer la responsabilité des établissements de santé, le rôle de l’ONIAM et les modalités d’encadrement de cette pratique.

Afin de croiser les regards, nous avons choisi de présenter le sujet sous la forme d’un échange à trois voix entre :

  • Me Véronique Esteve, avocate spécialisée en droit de la santé
  • le Pr Léon Boubli, gynécologue obstétricien
  • le Dr Véronique Brévaut-Malaty, néonatologiste

Cet entretien croisé permet d’articuler les aspects médicaux, pratiques et juridiques liés au peau à peau, en apportant un éclairage concret sur les enjeux de prévention, de surveillance et d’information des parents.

Entretien à trois voix sur la pratique du peau à peau et ses enjeux médico-légaux

M° VE :

Pr BOUBLI, Dr BREVAUT-MALATY, j’ai été interpellée par un Jugement du Tribunal administratif d’Amiens du 30 avril 2025 concernant un accident médical grave lors de la pratique du peau à peau après un accouchement remontant à 2012.
Même s’il s’agit d’un accident rare, je souhaiterais échanger avec vous sur cette pratique devenue de nos jours, « courante » et je dirais même « banale » lors d’un accouchement Le cas est le suivant :

  • Enfant à la naissance en parfaite santé (score APGAR à 10)
  • Placé sur la poitrine de sa mère
  • Au bout de 20 min il a été retrouvé en état de cyanose, d’hypotonie majeure et de bradycardie, sans mouvement respiratoire
  • En dépit des manœuvres de réanimation, l’enfant a conservé des séquelles de cet épisode d’anoxie vers un tableau de paralysie cérébrale avec diplégie spastique, des troubles sévères de la motricité et de l’oralité

Pouvez-vous m’indiquer depuis quand cette pratique a été instaurée dans les maternités ?

Pr L.B :

Le peau-à-peau en milieu hospitalier est né en 1978, en Colombie (Nathalie CHARPAK).
Cette pratique s’est développée afin de pallier aux manques de moyens et de ressources nécessaires, notamment dans le cadre de la prise en soins des bébés de faible poids de naissance ou prématurés et pour lutter contre les infections. Ses bénéfices à court et long terme sont largement démontrés.
Cette pratique est proposée en France depuis les années 2000 mais avec des recommandations établies plus tardivement à partir de 2006 devant l’apparition d’accidents graves (malaise, décès).

Dr V.M-B :

La position en peau-à-peau, a fait l’objet de nombreux travaux avec des études scientifiques valides et ses effets bénéfiques sont reconnus : bien-être du nouveau-né, constance de la température, constance des glycémies, rareté des cris, meilleure saturation O2, baisse de la sécrétion d’adrénaline, meilleure mise en route de l’allaitement maternel, baisse des manifestations de douleur, favorise le lien mère-enfant.

M° VE :

Il est vrai que le premier contact physique de la mère avec son enfant est mêlé d’émotion et de ravissement, sans que l’on puisse imaginer la possibilité d’ un quelconque danger pour le bébé blotti contre sa maman. Dans votre pratique avez-vous été confronté à ce type d’accident, même avec des conséquences moins dramatiques ?

Pr L.B :

Pas dans le service, mais nous avons eu des transferts de nouveaux nés victimes de ce type d’ accident.

M° VE :

Cette pratique doit donc être encadrée.

Dr V.B-M :

Oui, les recommandations OMS, applicables dans toutes les structures, pays, et quel que soit le mode de naissance, sont de réaliser un peau à peau immédiat et continu pendant au moins
1 heure et jusqu’à la première alimentation.
Les malaises graves et/ou décès en position peau à peau arrivent et sont à connaitre, les principaux facteurs de risque sont la primiparité et le manque de surveillance.
Les protocoles existent pour encadrer cette pratique.

M° VE :

Y a-t-il des contre-indications ?

Dr V.B-M :

La mise en peau à peau est un acte médical qui a ses indications et ses contre-indications.

En cas de contre-indications dans les deux heures suivant la naissance, le peau à peau ne doit pas être mis en place, ou, s’il a débuté, il doit être interrompu.

Une information auprès des professionnels et des usagers doit intégrer que le peau à peau peut être remis en cause à tout moment.

  • Refus de la mère :
    • Refus explicite de la mère
    • Accouchement sous le secret sauf demande
  • Conditions de surveillance en salle de naissance non respectées :
    • Surveillance régulière impossible, en raison d’une activité importante au bloc obstétrical
      (nombre, pathologies), ou de la non-disponibilité de la sage-femme au bloc obstétrical
    • Mère qui n’est pas en situation de surveiller son nouveau-né sans aide extérieure
  • Critères néonataux d’adaptation à la vie extra-utérine non réunis :
    • Nouveau-né « non vigoureux »
    • Nouveau-né avec asphyxie et ischémie pendant le travail,
    • Nouveau-né avec des problèmes d’adaptation à la naissance : Apgar à 5 minutes < 7,
    • Nouveau-né présentant des malformations nécessitant une surveillance,
    • Nouveau-né avec détresse respiratoire : nouveau-né qui geint, qui respire vite, qui a une
      détresse respiratoire (Silverman > 2)
    • Nouveau-né de mère ayant reçu des médicaments dépresseurs respiratoires (morphiniques,
      benzo diazépines…)

M° VE :

Selon les Experts missionnés par la CCI, compte tenu des mentions figurant au dossier médical, une surveillance a été effectuée par un passage au bout de 30 min pour placer l’enfant
sur l’autre sein de la mère ; l’état de cyanose a été constaté 20 min plus tard. Selon l’étude que les Experts ont effectué du dossier, il n’y a pas eu de manquement du personnel hospitalier,
bien que la Commission ait rendu un avis retenant une perte de chance de 70 % imputable à l’hôpital (lequel a refusé de suivre l’avis de la CCI et d’indemniser les parents). Soulignons
qu’un Tribunal n’est pas lié par les conclusions de la Commission amiable.
Une des questions qui s’est posée dans cette affaire, a été de déterminer si la pratique du peau à peau doit être considéré comme un acte de prévention pouvant éventuellement permettre
une indemnisation par l’ONIAM ?

Pr L.B :

C’est effectivement une question importante. Dans la mesure où cette pratique est encadrée et protocolisée, il est possible de la considérer comme un acte de prévention

M° V.E :

En l’occurrence le Jugement retient que cette pratique doit effectivement être considéré comme un acte de prévention, ce qui est capital sur un plan juridique par rapport à l’ONIAM
qui était dans la cause.
En effet, l’intervention de l’ONIAM ne se justifie que si les dommages sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et s’ils ont eu pour le patient
des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, ce qui est le cas en l’espèce, vu l’état de
l’enfant (DFP supérieur à 24 %).
Par contre, les actes dépourvus de finalité préventive, thérapeutique, ne peuvent faire l’objet d’une indemnisation par l’ONIAM.
Effectivement Pr BOUBLI, le peau à peau est un acte médical de prévention. Par conséquent, en cas d’accident si les seuils de gravité sont atteints, le dossier pourra être traité dans le dispositif ONIAM/CCI.

Autre point à trancher comment peut-on imputer le peau à peau aux dommages survenus à l’enfant ? En droit c’est la question du lien de causalité, qui est crucial.

Pr L.B :

En fait l’analyse et la discussion médico-légale portent sur la qualité de la surveillance lors de la pratique du peau à peau.
Au moins 1 heure en continu ou jusqu’à la fin de la première tétée spontanée la surveillance consiste en la vérification régulière de la coloration, de la respiration, de la position et de la
température du nouveau-né. Sous l’observation de l’équipe soignante (sage-femme, infirmière).
La personne qui initie le peau à peau est responsable de sa surveillance, personnel présent et surveillance régulière : toutes les 15 minutes avec remplissage de la fiche de surveillance par
le professionnel.

➢ Mesure de la saturation et du pouls néonatal par voie transcutanée en salle de naissance

  • Surveillance clinique toutes les 10 à 15 minutes
  • Et remplir la fréquence cardiaque et la SaO2 sur la feuille de surveillance

La surveillance par monitoring ne dispense pas d’une surveillance physique par les professionnels.

M° VE :

Le Tribunal a retenu un lien de causalité au vu des éléments du dossier, de telle sorte que l’ONIAM pouvait être amené à indemniser l’accident médical, sachant que les dommages
présentent un caractère d’anormalité au regard de l’état de santé initial du bébé et de l’état gravissime dans lequel il se retrouve.

Par contre, j’ai retrouvé dans la jurisprudence un cas semblable lors d’un peau à peau en 2009 avec des conséquences identiques – Deux rapports d’expertise (CCI et judiciaire) n’ont
pu conclure à l’étiologie des malaises et donc à un lien de causalité direct et certain.
Le Conseil d’Etat le 22 octobre 2024 a rejeté la demande des parents.
C’est dire l’importance de l’analyse des Experts concernant le lien de causalité. Certes le Tribunal n’est pas lié par le rapport d’expertise mais ne peut l’écarter sans motiver sa décision.

Pr L.B :

Il est difficile de me prononcer sur ce dossier que je ne connais pas, toutefois le peau à peau est considéré comme un acte médical et des accidents – même s’ils sont rares – ont été décrits.
Dans un cas sur 65 000, le peau à peau peut entrainer des malaises avec arrêt cardiorespiratoire… On n’est pas dans la même situation que la mort subite du nourrisson.

M° VE :

Le Tribunal a analysé la prise en charge de l’équipe hospitalière à qui les parents reprochaient un défaut de surveillance de leur bébé non surveillé toutes les 15 minutes, alors que les
Experts avaient considéré que la surveillance était conforme. Qu’en pensez-vous ?

Pr L.B :

Rappelons que l’accouchement a eu lieu en 2012, et que les recommandations visées par les parents n’ont été établies qu’en 2018, soit postérieurement à la naissance ; elles n’étaient
donc pas applicables.

M° VE :

Le Tribunal a retenu une faute de l’hôpital pour ne pas avoir donné des consignes adéquates aux parents « afin de garantir leur vigilance constante sur l’état de santé de leur enfant ».
Les Experts ont considéré que la faute de l’hôpital était à l’origine « d’une perte de chance qui ne saurait être supérieure à 15 % », ce que le Tribunal a entériné.

Pr LB :

Dans la mesure où les recommandations de l’époque ont été respectées par l’équipe hospitalière, le taux de perte de chance par rapport à l’absence de consignes aux parents ne
me choque pas.

M° VE :

Enfin s’est posée la question de l’information préalable et du consentement, les parents n’ayant reçu aucune information, avant la mise en place du peau à peau.
Les parents ayant admis avoir été consentants à cet acte, le Tribunal a jugé que même s’ils avaient été informés du risque rare de malaise anoxique pour leur enfant, ils n’y auraient pas
renoncé, s’agissant d’une pratique courante et recommandée en salle de naissance.
En définitive, l’ONIAM a été condamné à indemniser les conséquences de l’accident médical et des séquelles de l’enfant, l’hôpital devant participer à l’indemnisation à
hauteur de 15 % pour absence de consignes de vigilance donnée aux parents.
Pour conclure Pr BOUBLI avez-vous des conseils à prodiguer à vos confrères ?
Plus particulièrement au niveau des accouchements en clinique pour vos confrères exerçant en libéral.
Qui peut être redevable de l’information au niveau des risques mais aussi du process ? Obstétricien ? Sage-femme ? Pédiatre ? Personnel infirmier ?
Existe-t-il actuellement des protocoles dans les établissements sur la pratique du peau à peau ?

Pr L.B :

Comme tout acte, l’information doit être délivrée aux parents par l’intervenant au moment de l’accouchement, sage-femme ou obstétricien qui devra expliquer la méthode, et insister sur
la surveillance. Une information doit être donnée aux parents avant la mise en peau à peau.

  • Respecter le choix de la mère et du couple, expliquer les risques le mieux possible sans faire peur, ni culpabiliser de préférence en anténatal, au plus tard pendant le travail avant la naissance
  • Prévenir qu’une surveillance doit être réalisée et que si celle-ci ne peut pas être assurée, le peau à peau ne sera pas effectué
  • Prévenir que le bébé sera équipé d’un capteur pour monitorer sa fréquence cardiaque

Dans la plupart des maternités des protocoles existent, en cas d’accouchement voie basse et césarienne puis en SSPI après césarienne.

M° V.E :

Je vous remercie Pr BOUBLI et Dr BREVAUT -MALATY pour cet échange fort intéressant. Je ne manquerai pas de revenir vers vous lorsque l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel
sera rendu, dans la mesure où un appel de la décision a été diligenté par l’ONIAM et sans doute par l’hôpital.

Conclusion

Cet échange met en lumière toute la richesse et la complexité de la pratique du peau à peau : un geste simple en apparence, porteur de multiples bénéfices, mais qui doit être considéré comme un véritable acte médical, avec ses indications, ses contre-indications et ses protocoles de sécurité.

L’affaire jugée à Amiens rappelle que le peau à peau engage la responsabilité des établissements et des équipes, notamment sur la qualité de la surveillance et l’information donnée aux parents. Elle confirme également que cet acte peut être qualifié de prévention au sens du droit, ouvrant ainsi la voie à une indemnisation par l’ONIAM.

Au-delà du cas particulier, ces réflexions croisées soulignent l’importance de maintenir un équilibre entre la promotion d’une pratique bénéfique et la conscience des risques rares mais graves qu’elle peut comporter. L’encadrement, la vigilance des professionnels et l’information claire aux parents apparaissent comme les clés pour concilier sécurité et bien-être dans ce moment unique qu’est la naissance.

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