Conflit médecin/clinique : intérêts divergents

Marteau de la justice posé sur un bureau

Arrêt rendu par la Cour d’Appel de Versailles le 5 mars 2020

Pour les besoins de la discussion nous ferons volontairement abstraction de la tristesse et de l’empathie qu’un tel cas nous inspire pour l’enfant et ses parents, afin de n’aborder que le débat technique et médico-légal.

Résumé des faits

  • En 2009, entrée d’une parturiente à la maternité à 20h25 pour contractions douloureuses à 40 semaines d’aménorrhée. Utérus cicatriciel. Vu par son obstétricien traitant qui prescrit du nubain. Prise en charge par la sage-femme
  • Rupture spontanée de la poche des eaux à 22h
  • Transfert en salle de naissance à 22h24. E.R.C.F- Péridurale à 23h30
  • De 0h à 0h29 rythme cardiaque enregistré par intermittence
  • Pose par la sage-femme d’une électrode du scalp
  • Entre 0h20 et 1h10 huit épisodes d’anomalies du RCF
  • A 1h05 patiente à dilatation quasi-complète ; la sage-femme appelle le gynécologue traitant de la patiente pour qu’il vienne accoucher, sans plus de précision. Celui-ci quitte son domicile
  • A 1h10 ralentissement marqué du rythme cardiaque fœtal, (rythme de base 70 battements/min) perte totale des oscillations ; rythme qui restera inchangé
  • A 1h20 gynécologue traitant rappelé par la sage-femme l’informant d’une bradycardie subite. Puis, la sage-femme appelle également le gynécologue de garde et l’anesthésiste (en vue d’une césarienne)
  • A 1h30 le gynécologue traitant de la patiente qui est arrivé, procède à l’accouchement par voie basse
  • Enfant né en état de détresse respiratoire à 1h38. Dégâts neurologiques irréversibles liés à l’asphyxie périnatale

Expertises

Deux collèges d’Experts composés d’un obstétricien et d’un pédiatre ont donné successivement leur avis.

La surveillance de la grossesse n’était pas en cause pas plus que le choix d’une voie basse. La problématique était centrée sur la surveillance de l’accouchement.

Divers manquements ont été retenus sur lesquels nous reviendrons ci-après.

Pour les experts : enfant atteint d’une encéphalopathie anoxo-ischémique dont l’origine précise reste inconnue ; nécessité d’une tierce personne 24h/24.

Lien de causalité constituée par une perte de chance d’éviter les séquelles fixées à 50 % pour les motifs suivants :

« Au-delà̀ de dix minutes, la diminution ou l’interruption d’apport d’oxygène au fœtus peut engendrer des lésions cérébrales définitives.
Si la prise en charge avait été́ idéale, un médecin se serait trouvé́ sur place lorsque la bradycardie s’est installée et aurait pris la décision à 1h15 de procéder à l’accouchement, aboutissant à̀ une naissance à̀ 1h25, soit treize minutes plus tôt. Les experts ont considéré que la perte de chance ne peut être exactement rapportée au prorata de la perte de temps de 13 minutes sur 40, soit un tiers, car le risque de lésions cérébrales augmente avec le temps, raison pour laquelle ils ont estimé la perte de chance à 50 % d’éviter les séquelles de l’asphyxie per-partum subie par l’enfant. »

Quels sont les manquements retenus par les experts ?

Au vu de la contre-expertise ordonnée par la Cour, des débats se sont instaurés entre chaque protagoniste :

Il n’existait aucun protocole général dans l’établissement, pas de consignes écrites données aux sages-femmes pour l’appel au médecin, pas de protocole précis de surveillance de l’accouchement des patientes ayant un utérus cicatriciel, ce qui selon les experts découlaient de la responsabilité des obstétriciens.

Pour les experts, l’absence de protocole justifiant l’appel à l’obstétricien de garde et la pratique consistant à joindre le gynécologue traitant a, à l’évidence, participé au retard dans la prise en charge de la patiente, dès lors que l’obstétricien de garde était sur place et à même d’intervenir très rapidement alors qu’il n’a été́ joint qu’après 1h20.

Pour la clinique, l’absence de protocole devait être mis à la charge des obstétriciens dont l’obstétricien impliqué. L’usage d’appeler l’obstétricien traitant ne pouvait en aucun cas être mis à la charge de l’Établissement.
La clinique soutenait également que le gynécologue traitant n’avait même pas vu la patiente à son entrée, propos démenti par la patiente, d’autant que l’obstétricien avait effectué une prescription de Nubain.

Pour la patiente, l’absence de l’obstétricien pendant le travail avait participé aux dommages. Or les experts avaient à l’unanimité considéré que ce type de risque n’exigeait pas la présence d’un gynécologue accoucheur pendant toute la durée du travail.

Selon les experts, la sage-femme aurait dû appeler un praticien à 0h50. A partir de 0h55 les anomalies plus longues, étant plus marquées, devenaient une succession de bradycardies, justifiant encore plus l’appel à un médecin.
S’il est constant que la sage-femme avait joint l’obstétricien traitant à 1h05, il existait un désaccord sur le contenu des informations données. Pour les experts, quoi qu’il en soit, la sage-femme aurait dû appeler le gynécologue de garde à 1h05. A partir de 1h10, la bradycardie s’étant constituée de manière permanente, l’intervention de l’obstétricien de garde était absolument indispensable. Or, la sage-femme avait rappelé l’obstétricien traitant à 1h20, puis seulement après, l’obstétricien de garde.

Pour la clinique, la sage-femme avait appelé l’obstétricien et n’est qu’une subordonnée de l’obstétricien, évoquant l’autorité du médecin sur la sage-femme, la responsabilité de cette dernière étant toujours moindre pour les tribunaux que celle de l’obstétricien.

Sept ans après l’accouchement, la clinique avait fait établir une attestation par la sage-femme concernée, celle-ci certifiant que dès son 1er appel à 1h05, elle avait informé l’obstétricien des anomalies constatées – attestation non prise en compte par les experts.

La décision de la Cour

La Cour n’a pas manqué de rejeter cette attestation tardive, rédigée de surcroît par la salariée directement concernée, à la demande de son employeur (l’établissement).

Tout au contraire, la Cour a jugé qu’un manquement caractérisé devait être retenu contre la sage-femme – eu égard à ses obligations découlant de l’article L. 4151-3 du Code de la Santé Publique, son attitude ayant contribué au dommage, en participant au retard à la naissance, faute d’intervention plus précoce d’un médecin.

Concernant la clinique :
Diverses fautes ont été retenues par la Cour dont « la gravité était au total bien supérieure à celle du praticien », à la fois par rapport à l’organisation du service (absence de protocoles) mais aussi en tant que commettant de la sage-femme salariée à l’origine du retard de prise en charge.

Concernant la responsabilité de l’obstétricien traitant :
Même si l’antécédent de césarienne était mentionné dans le dossier, la Cour a jugé qu’il aurait dû donner à la sage-femme des consignes précises, au regard du risque présenté, notamment l’avertir ou avertir l’obstétricien de garde lorsque la dilatation complète deviendrait proche, surtout en cas d’anomalies même modérées du rythme cardiaque fœtal.

En définitive, la Cour n’a retenu que ce manquement fautif à la charge de l’obstétricien, et n’a pas considéré que la responsabilité de l’obstétricien était encourue quant à l’absence de protocole ou son absence pendant le travail.

Les conséquences

  • La Cour d’Appel a rappelé que « la répartition de la charge du dommage entre les co-responsables est fonction de la gravité respective des fautes commises par les divers coauteurs ».
  • La perte de chance a été fixée à 50 % d’éviter les dommages.
  • Dans leurs rapports entre eux, l’indemnisation du préjudice a été répartie par la Cour à proportion de 25 % à la charge de l’obstétricien et de 75 % à la charge de la clinique.

L’enfant n’étant pas consolidé, les préjudices n’ont pas été liquidés, mais une provision de 800 000 € a été accordée aux parents, à répartir entre la clinique et le praticien, en fonction des proratas fixés.

Commentaires

1. Si le 1° collège d’experts avait estimé que la sage-femme avait dû se retrouver bien seule lors de la survenue des anomalies du rythme, la Cour n’a pas entendu pour autant dédouaner la sage-femme de sa responsabilité, la considérant comme une professionnelle à part entière ayant toute compétence pour alerter le corps médical.

2. La Cour a par ailleurs mis l’accent sur les obligations imputables à l’Établissement en rappelant :

« L’organisation du service incombe à l’établissement de santé. En effet, celui-ci doit mettre en place une organisation et un fonctionnement adaptés de telle sorte que les patients puissent bénéficier, dans toute la mesure du possible, de soins intervenant dans des délais appropriés par des professionnels de santé́ disposant de la compétence requise et en nombre suffisant.

Si l’établissement des protocoles dont l’inexistence est mise en évidence par les experts judiciaires doit se faire avec les professionnels de santé concernés, il n’en demeure pas moins que l’obligation de mise en place d’une organisation et d’un fonctionnement adaptés pèse sur l’établissement, y compris pour l’articulation entre ces différents professionnels dans la prise en charge des patients.

Les manquements fautifs relevés à ces titres par les experts ne sauraient dès lors être attribués à l’obstétricien ».

L’arrêt de la Cour d’Appel est particulièrement intéressant sur l’application de ces deux principes.

M° Véronique ESTÈVE
Avocat spécialisé en droit de la santé