A situation exceptionnelle, décision exceptionnelle

Ambulance avec un patient sur un brancart

Au bon endroit, au mauvais moment

Par une nuit d’été étoilée, une jeune fille de 21 ans perd le contrôle de son véhicule et son destin bascule… Tragique accident de la circulation. La police et les pompiers sont immédiatement appelés sur les lieux et procèdent à la désincarcération.

La jeune fille est grièvement blessée mais est consciente (Glasgow à 14, tension à 8, pouls à 100). Il est constaté un saignement thoraco-abdominal. Il est procédé à un remplissage. La tension remonte à 12/7. L’examen neurologique ne montre qu’une mydriase gauche réactive transitoire, fracture costale avec emphysème sous cutané, abdomen semblant normal.

Le médecin du SMUR contacte rapidement le médecin régulateur du SAMU afin de trouver un établissement pouvant recevoir la jeune blessée pour une prise en charge en réanimation.

Il se trouve que l’accident a eu lieu à proximité d’un CHU particulièrement adapté pour accueillir aux urgences les polytraumatisés.

Elle a des chances d’être sauvée, sauf que… le médecin régulateur du SAMU ne trouve aucune place disponible dans cet hôpital, ni dans aucun établissement public ou privé agréé pour recevoir des urgences. On est en pleine saison estivale…

Le médecin régulateur insiste auprès d’un établissement privé mentionné dans son listing car il leur reste un lit disponible. Après un premier refus lié au fait qu’il ne prend pas en charge de polytraumatisés, le médecin régulateur finit par convaincre l’établissement de recevoir la jeune blessée. Il est alors indiqué qu’elle ne présente qu’un traumatisme isolé du thorax.

A son arrivée, l’état de la jeune fille est beaucoup plus grave que celui annoncé (Glasgow à 7 -hypoxémie). Se serait-il aggravé pendant le transport ?

En l’absence de structure d’accueil disponible cette nuit-là, ne pouvant laisser la jeune fille dans l’ambulance sans soin, elle est prise en charge par l’anesthésiste-réanimateur de garde de cette clinique. Il expliquera qu’il n’avait humainement pas le choix.

Après un examen et des premiers soins donnés (patiente bilantée, transfusée, voie veineuse centrale posée, cathéter artériel, drain thoracique, intubation de la trachée), un épisode d’hémoptysie massive survient. La patiente est transfusée.

Un médecin pneumologue est appelé pour réaliser une fibroscopie bronchique. Il n’est ni de garde, ni d’astreinte. Il se rend à la clinique en 10 minutes et procède à l’examen demandé.

Diagnostic : « probable contusion hémorragique pulmonaire bilatérale », examen peu contributif.

Un radiologue est alors appelé en urgence, étant d’astreinte. Il fait une échographie abdominale mettant en évidence un « important épanchement liquidien intra-abdominal évoquant un hémopéritoine prédominant en péri-hépatique et au niveau du petit bassin ». Le remplissage et l’alcalinisation sont poursuivis.

Un chirurgien digestif est aussitôt appelé à son domicile pour réaliser une laparotomie.  Il n’est pas ni de garde, ni d’astreinte.

Malheureusement la jeune fille décède après un 2nd arrêt cardiaque qui lui sera fatal.

C’est l’instant de sidération.

La famille rongée par le chagrin veut comprendre

Dans un premier temps, elle assigne devant le Tribunal Administratif le SAMU et l’Etablissement qui a recueilli la jeune blessée.

Un expert est désigné. C’est un praticien particulièrement expérimenté dans les urgences des grands blessés de la route.

Selon l’expert, « le médecin du SMUR ne pouvait établir un diagnostic précis des lésions ».

Le médecin régulateur a cherché une place dans les différents services de réanimation de la ville, notamment dans l’hôpital situé à proximité du lieu de l’accident, mais aucun lit n’était disponible cette nuit-là.

Et l’expert de déclarer : « Si cette jeune blessée était entrée au service des urgences de cet hôpital elle aurait pu bénéficier d’emblée d’un body scan.

Un urgentiste a besoin de 4 minutes pour s’apercevoir de la gravité des blessures et la prise en charge au bloc aurait pu être effective, même en l’absence de lit disponible.

Il suffisait d’emmener la patiente aux urgences du CHU à proximité de l’accident, pour qu’elle reçoive les soins et de contacter le Préfet pour qu’il débloque un lit. »

Cette première constatation tombe comme un couperet sur la tête des condamnés, en l’occurrence les membres de la famille de la jeune fille décédée.

Deuxième coup de grâce pour la famille

Pour l’expert le SAMU a rempli son rôle en dirigeant la patiente vers une clinique agréée pour les urgences, et en l’absence de bandes d’enregistrement du SAMU (qui à l’époque n’étaient conservées que pendant trois mois), l’expert ne peut tirer davantage de conclusions contre le SAMU.

L’expert va donc s’intéresser à l’établissement qui a reçu la jeune blessée et découvrir qu’il n’était pas encore agréé à la date des faits par l’ARH (qualification UPATOU), et n’avait jamais reçu de polytraumatisés de la route, même s’il bénéficiait de 8 lits de réanimation polyvalente et s’il a été agréé postérieurement aux faits.

On peut légitimement se demander pourquoi cet établissement était déjà inscrit dans le listing du SAMU. On n’aura jamais de réponse, le médecin régulateur étant décédé dans l’intervalle. Et l’avocat de la famille abandonnant ses poursuites contre le SAMU.

Reste donc en ligne de mire l’établissement qui a reçu la jeune blessée

L’expert conclut à :

  • Un retard de diagnostic d’hémopéritoine, du fait de la non-réalisation d’un scanner cranio-cervico-thoraco-abdominale, examen indispensable que recommandent les pratiques usuelles relatives à la prise en charge d’un polytraumatisé
  • L’absence de prise en compte de la notion d’un traumatisme violent, ce dont attestait la nécessité d’avoir eu recours à une désincarcération
  • L’orientation erronée vers un diagnostic restrictif de lésions thoraciques exclusives avec pour conséquences la réalisation d’examens secondaires qui ont retardé le moment propice à la seule chance de survie, c’est-à-dire l’intervention chirurgicale urgente dont le but était d’interrompre l’hémorragie liée à la blessure du foie
  • L’absence d’une équipe médico-chirurgicale complète et présente en permanence, rompue aux soins urgents des polytraumatisés.

La clinique n’a pas suivi les protocoles de prise en charge recommandés et habituellement utilisés dans les services habilités à recevoir des polytraumatisés. Les acteurs indispensables au traitement (réanimateurs, radiologues urgentistes et chirurgien viscéraliste de garde) n’ont pas été informés et appelés immédiatement.

  • La très faible expérience de l’équipe médico-chirurgicale en polytraumatologie, dont atteste le bilan d’activité de cette institution

Responsabilité de l’établissement VS responsabilité du praticien

En l’absence d’autopsie, l’expert estime que la cause du décès réside très probablement dans une hémorragie interne abdominale secondaire à une contusion du foie.

On passe ainsi au 2nd volet du dossier, à savoir la prise en charge de la jeune blessée dans cet établissement qui va se décharger totalement de sa responsabilité sur les   praticiens libéraux ayant assuré les premiers soins. Mais à ce stade, l’expert ne les a pas encore entendus.

A la demande de la famille, une nouvelle Ordonnance de référé cette fois émanant du Tribunal Judiciaire Civil désigne le même expert qui avait déjà participé à la 1ère mesure d’expertise, sans la présence de l’établissement.

Les praticiens libéraux sont conscients que leur établissement n’a pas hésité à les « charger» lors de la 1ère expertise.

Les opérations d’expertise reprennent.

Après que l’expert a entendu les praticiens, examiné les documents remis, il va s’apercevoir que le chirurgien viscéral n’avait même pas pu commencer la laparotomie, la patiente étant décédée juste avant l’entrée au bloc opératoire.

Exit sa responsabilité.

Sur la responsabilité des autres praticiens

  • L’expert va déplorer l’absence de réalisation d’un body scan, d’avoir privilégié des examens secondaires et moins performants alors qu’un organe vital était gravement blessé et source d’une hémorragie interne intense. En effet en deux heures, le taux d’hémoglobine était passé de 11.0 g/100 ml à 6.6 g/100 ml.
  • Quant à l’échographie, elle n’avait été pratiquée qu’au moment où les praticiens avaient compris l’erreur d’orientation diagnostique devant une blessée dont la vie leur échappait.
  • En outre il n’y avait pas de chirurgien digestif présent au moment de l’arrivée de la blessée, pour pouvoir tenter de faire un geste salvateur, après un examen clinique.

L’affaire parait mal engagée pour les praticiens…

La responsabilité d’un établissement référencé par le SAMU

Je vais adresser un dire à l’expert (aidée bien évidemment par nos précieux assistants-conseils) et utiliser les éléments contenus dans le 1er rapport, pour lui rappeler l’importance capitale de la responsabilité de l’établissement figurant sur la liste du SAMU alors que…

Tout va se jouer dans une réponse de l’expert à mon dire.

En effet, l’expert va accepter d’admettre dans son 2nd rapport :

« Il reste évident que l’anesthésiste-réanimateur et le pneumologue, dans leurs efforts d’assistance à personne en danger, n’ont pas commis de faute médicale. »

Il ajoute :

« Ils ont exercé leur art dans un registre qui n’était pas le leur, mis face à une réalité qu’il était difficile de soupçonner par les seuls renseignements téléphoniques eux-mêmes issus d’un simple examen clinique établi lors du ramassage et du transport de Feu Mlle LL. »

La famille demande au Tribunal Judiciaire Civil de se prononcer.

Débats tant écrits qu’oraux très animés, d’abord devant le Tribunal Judiciaire Civil (ex TGI) puis la Cour d’Appel pour désigner le responsable ou les responsables de la perte de chance de survie de la jeune patiente.

L’établissement va tour à tour tenter de :

  • Faire annuler les opérations d’expertise
  • Démontrer que sa structure – même si elle n’avait pas encore eu l’agrément administratif – fonctionnait déjà comme une UPATOU
  • Reporter sa responsabilité sur celle des praticiens qui avaient fait de mauvais choix

***

Les deux juridictions -dans un même écho- vont rappeler que les deux rapports d’expertise particulièrement étoffés et explicites permettent à chaque partie d’en débattre et refusent de désigner de nouveaux experts.

En l’absence d’équipe médico-chirurgicale complète sur place 24h/24, en l’absence de formation des médecins de la clinique aux urgences, il est jugé que la clinique a été défaillante.

Pour la Cour il est inopérant pour l’établissement de prétendre dans un tel cas de figure, que les praticiens sont responsables des soins.

En effet, l’établissement se devait de justifier d’avoir respecté le contrat d’hospitalisation, en mettant au service du patient un personnel médical compétent, en nombre suffisant, un matériel adapté et une organisation garantissant une intervention dans les délais imposés par l’état du patient.

Or l’établissement n’a pu fournir un tableau de garde adapté à la prise en charge des polytraumatisés.

Enfin il n’existait aucun protocole organisationnel des urgences, étant observé que la clinique n’avait encore jamais pris en charge de polytraumatisé de la route alors qu’elle était inscrite sur le listing du SAMU, comme pouvant recevoir de telles urgences.

Quant aux praticiens concernés, les deux juridictions vont les dédouaner de toute responsabilité eu égard au contexte exceptionnel dans lequel ils sont intervenus (« tentative de sauvetage»).

La perte de chance de survie imputable aux fautes commises par l’établissement     évaluée par la Cour d’Appel à 75 %, a permis à la famille d’obtenir l’indemnisation de son préjudice moral après un abattement de 25 % eu égard à la gravité des blessures de leur proche.

En dépit du résultat obtenu au niveau de la défense, il m’est resté un goût amer de ce dossier, sans doute en pensant à cette jeune fille victime d’un accident de la route tout proche d’un CHU qui avait « en théorie » de grandes chances d’avoir la vie sauve. Sauf que cette nuit-là il n’y avait plus de lit administrativement disponible.

Au bon endroit, au mauvais moment…

Les responsables ont-ils vraiment été jugés ? …. La question reste entière.

Véronique ESTÈVE
Avocat spécialisé en droit de la santé